ACTU & SOCIÉTÉ

Il était une fois… L’Atelier à Rabat

Publié le : 01/03/2023 - Mohamed Ameskane - Sortir Mag


L'exposition "Modernités arabes, collection du Musée de l'Institut du Monde arabe, Paris", sur les cimaises du MMVI à partir du 1er mars 2023, est rehaussée d'un accrochage-hommage à Pauline Demazière, fondatrice de la galerie l'Atelier de Rabat. Nous republions l'article consacré par SIR Mohamed Ameskane en 2017 à cette saga.



Pauline de Mazière en compagnie de sa complice Sylvia Belhassan


Il était une fois… L’Atelier à Rabat
Après « l’Atelier, itinéraire d’une galerie, 1971-1991 », exposition accueillie par l’Institut Français de Rabat et la galerie nationale Bab Rouah, du 8 au 30 novembre 2013, le Kulte Gallery présente les «modernités nomades », la résurrection d’un lieu de mémoire. A voir du 25 février au 5 avril 2017 dans l’attente de la sortie d’un livre ô combien tant attendu.
Dans la présentation du catalogue « l’Atelier, galerie d’exposition, 16 bis rue d’Annaba, Rabat, Maroc », célébrant les cinq ans de l’espace, 1971-1976, Pauline Chérémétief Demazière note que « l’envie de créer une galerie d’art moderne est née d’une réflexion d’une amie peintre qui rêvait, devant la simplicité rugueuse et blanche d’un mur, d’y voir accrochés ses tableaux… Au départ il n’y eut que ce simple désir de créer un espace satisfaisant pour l’œil et pour l’esprit en harmonie avec des œuvres que nous aimons et de faire partager ce plaisir. Désir également de combler un vide, qui, dans les années 1967-69 se faisait vivement sentir…». La fondatrice du lieu parle certainement de Suzanne Loin, artiste qui lui rendait visite au cabinet d’architecture Demazière/Faraoui où Pauline s’occupait du secrétariat. Le projet se concrétisa après avoir fait la connaissance des artistes de l’école de Casablanca, notamment Melehi, Chebaâ et Belkahia, et l’historienne de l’art Toni Maraini qui lui présenta sa maman, Topazia Alliata, l’une des premières galeristes avant-gardistes de Rome, ainsi que l’une des plus grandes artistes italiennes, Carla Accardi. D’une envie personnelle mais aussi d’un besoin collectif est né L’Atelier. Revenir sur sa naissance et sa genèse, c’est contribuer à l’édification d’un fragment de l’histoire-mémoire de l’art moderne et contemporain au Maroc.

Et l’art moderne fut
L’art moderne reste le fruit d’une évolution de l’histoire de l’art occidental. Des mouvements de rupture se sont constitués dans les années 20 pour revendiquer une nouvelle forme de peindre, de représenter…c’est la naissance du surréalisme, cubisme, dadaïsme, abstraction, lyrisme, informel…Les noms des Kandinsky, Matisse, Picasso, Klee… apparaissent pour révolutionner le visible-invisible. Fruit d’un processus qui commença avec les images des grottes de Lascaux en passant par la tradition de l’iconographie chrétienne, la naissance de la peinture à chevalet et ses bourgeois commanditaires et enfin la modernité. Une histoire qui concerne ce qu’on appelle l’Occident. Comment en peut y intégrer des sphères géographiques et civilisationelles autres, les pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, du monde arabo-islamique ? C’est le débat qui préoccupa, pendant de longues années, les artistes issues de ces airs. Le Maroc n’a pas échappé à cet état de fait. On évoque l’art au Maroc avec les Hamri, frères Rbati, Yacoubi…et la naissance de la peinture dite moderne avec Cherkaoui et Gharbaoui. Les dates de cette naissance restent à préciser. Chacun des historiens-critiques revendique la sienne, les Michel Ragon, Gaston Diehl, Pierre Restany, Pierre Gaudibert…

Avec les bourses et les voyages des artistes marocains à l’étranger, Paris, Rome, Varsovie, New York.., nous assistions à l’émergence d’originaux styles et de nouvelles palettes, Cherkaoui, Belkahia, Melehi, Gharbaoui… mais le plus intéressant dans leurs recherches plastiques et formelles, c’est leur appropriation de l’art dit populaire, un réservoir inouï de formes et de couleurs. Tapis, bijoux, architecture sans oublier la fameuse calligraphie, tourner et détourner de mille et une façons, font leurs incursions dans l’espace de la toile. Des artistes qui créent mais surtout réfléchissent et débâtent de la tradition-modernité, de la place des arts plastiques dans la société, de l’engagement…Ils montrent rarement leur créations dans des espaces hélas inadaptés, des halls d’hôtels ou de théâtre ou des arrière boutiques de librairie. Les centres culturelles et quelques galeries classiques préfèrent exposer l’art dit « naïf » ou la figuration, en générale folklorique, anecdotique et décorative.

L’Atelier, une rupture ?
Un de ces jours, l’Atelier ouvre ses portes Au 16 bis rue Annaba à Rabat. Nous sommes en mai 1971. Le premier vernissage restera inoubliable. Sur des murs d’une blancheur immaculée, les œuvres éclatantes de couleurs et de vibrations de Mohamed Melehi sont accrochées dans un nouvel agencement. Une plaquette accompagne l’exposition et la soirée se terminait chez les Demazière avec Randy Weston au piano. C’est d’ailleurs Melehi qui a conçu l’identité visuelle de la nouvelle enseigne, qu’on peut admirer à l’exposition du Kulte Gallery. Rejointe par Sylvie Belhassan en 1973, Pauline Demazière enchaîne les expos-événements, entre noms connus, jeunes premiers, et des figures du monde arabe, d’Europe et d’ailleurs. Un baptême qui vient de célébrer l’émergence de l’art moderne au Maroc et son actualité après les recherches de l’école de Casablanca, l’exposition-manifeste de Jamaa El Fna en 1969 et surtout cette synergie qui réunissait artistes, intellectuels, architectes autour des réflexions sur les avant-gardes. L’Atelier, au-delà de son rôle de galerie moderne, est un lieu de rencontre, d’échange, de vibrations et de création. C’est l’époque des revues avant-gardistes Souffles, Intégral, Attakafa al jadida…

A parcourir les murs du kulte Gallery, à feuilleté les documents, à apprécier les diverses affiches et autres documents, on remonte le temps, on revit les vingt ans d’expositions et d’éditions, avec pas moins de 93 artistes exposés, 79 expositions individuelles et 16 collectives. Comment citer tous les plasticiens, entre peintres, sculpteurs, photographes…qui nous ont donné à voir leurs créations à l’Atelier. Des marocains tels les Melehi, Belkahia, Chebaâ, kacimi, Bellamine, Miloud, Miloudi…des algériens à l’instar de Rachid Koraichi, tunisiens avec Belkhodja, Mehdaoui, l’italienne Carla Accardi, l’iranien Hossein Zenderoudi, l’ irakien Dia Al Azzawi , l’égyptien Adam Henein, le palestinien Samir Salamah, la libanaise Etel Adnan et le belge Folon, inoubliable avec son générique de l’ex Antenne 2. Pauline demazière, issue d’une famille cosmopolite de musiciens originaire de la Russie, épaulée par la suissesse Sylvia Belhassan, ayant fait des études artistiques, écumaient les capitales du monde arabe, de la méditerranée et d’ailleurs à la recherche des talents à exposer et surtout à faire la promotion des peintres marocains. Comment oublier le rôle de l’Atelier aux Présences artistiques marocaines à Grenoble ? La participation de la galerie au Salon découverte au Grand Palais à Paris. Première galerie arabe et africaine à y participer.

La plus part des expositions ont été accompagnées par des catalogues avec des signatures prestigieuses à l’instar des Toni Maraini, Pierre Restany,le théoricien du nouveau réalisme, Tahar Ben Jelloun, Pierre Gaudibert, Alain Flamant, Bert Flint…etc. Une documentation inouïe que nous espérons retrouver dans sa totalité dans le projet du livre à venir. Codirigé par Kulte Editions et Zaman books, il viendra certainement enrichir la bibliographie sur l’histoire de l’art au Maroc et nous faire revivre une aventure inoubliable. Bon courage pour l’équipe du Kulte, Yasmina Naji, Maud Houssais, Morad Montazami, Yasmine Bellouch, Emily Papaioannou et Yvon Langué.

Mohamed Ameskane

• Témoignages :

Abdelkbir Khatibi, l’un des intellectuels qui ont accompagné la naissance de l’Atelier et ses activités, avait envoyé une lettre à Pauline de Mazières à l’occasion de l’exposition fêtant les cinq ans de l’existence de l’espace. On peut la lire dans le catalogue édité à l’occasion.

Chère amie,
Tu sais combien je suis attaché à l’esprit de l’Atelier depuis l’ouverture de sa galerie au public. Ta galerie nous a permis de retrouver des peintres que nous connaissions et de découvrir d’autres artistes, inconnus auparavant au Maroc.
Tu as donné d’emblée à l’Atelier une inspiration qui soit proche de ce qui peut jaillir de la peinture marocaine; et en même temps, une telle inspiration s’ouvre sur des œuvres venant d’ailleurs. Et parce que nous appelons cet ici et cet ailleurs comme une interrogation infinie, je ne peux que saluer la qualité de ton travail et admirer ton amour pour la peinture. Aimer la peinture ! S’enveloppant dans le destin solaire de l’homme, la peinture nous fait cheminer vers l’irradiation de l’être. Essayons d’élever le regard à la hauteur d’une telle promesse.

Abdelkébir Khatibi
Paris le 18 Décembre 1976


A l’occasion des 10 ans de l’Atelier, un catalogue a été publié. On peut y lire la lettre de Etel Adnan.

Ma chère Pauline,
Je suis heureuse de participer à votre exposition, L’Atelier a été pour moi une grande porte d’entrée au Maroc, l’occasion de montrer mon travail dans un pays arabe qui m’est cher, l’occasion d’y contacter les meilleurs peintres du Maroc dont certains sont maintenant connus de par le monde. Au lieu de vous adonner à un commerce lucratif de peintures ou de lithos importées, par vos efforts, par le niveau que vous avez exigé, par votre foi, vous avez plutôt été le catalyseur d’une vraie peinture marocaine….
Un des moments de l’expression de tout cela se manifestera par l’exposition que vous organisez. Et je saisis cette occasion pour associer l’estime et l’amitié qui me lient à vous, Patrice de Mazières qui, comprenant la vérité profonde de l’art marocain, a été l’un des premiers, sinon le seul parmi les architectes à faire appel aux artistes pour l’intégration de leurs œuvres dans ses constructions. Car la peinture a une double fonction, et vous avez, l’un et l’autre, eu le mérite de le reconnaître, et d’aider à la réalisation de ce désir…

Etel Adnan, Paris, Octobre 1981